Chapitre XIII

« C’était tuer ou sauver », dit le dieu jaune.

« Je m’en lave les mains », dit le dieu blanc.

« Ce que je t’ai offert, tu n’en as pas voulu », accusa le dieu rouge.

« Vous me faites rire », dit le dieu noir.

« Aucun arbre n’est toi », dit le dieu vert.

« Nous allons partir maintenant et seul l’un d’entre nous reviendra », dirent en chœur les dieux.

Bruit d’un raclement de gorge.

— Pourquoi n’avez-vous pas de visage ? demanda Dasein. « Vous avez une couleur mais pas de visage. »

— Quoi ? Une voix rocailleuse, vibrante.

— Quel drôle de chien grognon, remarqua Dasein. Il ouvrit les yeux, découvrit les traits de Burdeaux, lut une expression perplexe sur le visage sombre.

— Je n’ai rien d’un dieu, dit Burdeaux. Qu’est-ce que vous racontez, Docteur Gil ? Vous avez encore fait un cauchemar ?

Dasein cligna des yeux, tenta de bouger les bras. Rien ne se passa. Il souleva la tête, regarda son corps. Il était étroitement ligoté dans une camisole de force. La chambre sentait le désinfectant, le Jaspé ainsi qu’une autre odeur, amère, écœurante. Il regarda autour de lui. Il était toujours dans la cellule d’isolement. Sa tête retomba sur l’oreiller.

— Pourquoi m’avoir ainsi ligoté ? murmura-t-il.

— Qu’avez-vous dit. Monsieur ? Dasein répéta sa question.

— Ma foi. Docteur Gil, on n’avait pas envie que vous vous blessiez.

— Quand… quand va-t-on me libérer ?

— Le Docteur Larry a dit de vous libérer dès que vous seriez réveillé.

— Je… suis réveillé.

— Je sais bien, monsieur. C’est que… Il haussa les épaules et se mit à délier les attaches des manches.

— Depuis combien de temps ? murmura Dasein.

— Depuis combien de temps vous êtes comme ça ?

Il fit oui de la tête.

— Trois jours pleins maintenant, et même un peu plus. Il est presque midi.

Ses liens étaient défaits. Burdeaux l’aida à s’asseoir, délaça le dos, fit glisser la camisole.

Dasein avait le dos raide et douloureux. Ses muscles répondaient comme s’ils appartenaient à un étranger. Un corps entièrement neuf, songea-t-il.

Burdeaux reparut avec une chemise de nuit d’hôpital blanche, glissa Dasein dedans, la noua derrière lui.

— Vous voulez qu’une infirmière vienne vous masser le dos ? Vous avez une ou deux marques rouges qui n’ont pas bel aspect.

— Non… non, merci.

Dasein bougea l’un des bras de cet étranger. Une main familière se présenta devant son visage. C’était sa propre main. Comment cela pouvait-il être la sienne alors que les muscles du bras étaient ceux d’un étranger ?

— Le Docteur Larry a dit que personne jusqu’à présent n’avait jamais pris une telle quantité de Jaspé en une seule fois, dit Burdeaux. Le Jaspé est une bonne chose, monsieur, mais tout le monde sait bien qu’on peut en prendre trop.

— Est-ce que… Jenny…

— Elle va bien. Docteur Gil. Elle a été malade d’angoisse à cause de vous. Comme nous tous.

Dasein déplaça l’une des jambes de l’étranger, puis l’autre. Elles pendaient par-dessus le rebord du lit. Il baissa les yeux vers ses propres genoux. Vraiment bizarre.

— Eh là, écoutez… Feriez mieux de rester au lit.

— J’ai… Je…

— Vous voulez aller aux toilettes ? Je vous apporte plutôt un bassin.

— Non…Je… Dasein hocha la tête. Brusquement, il réalisa ce qui n’allait pas. Le corps avait faim.

— Faim, dit-il.

— Eh bien, pourquoi ne pas le dire ? Je vous ai justement apporté de quoi manger. Tenez.

Burdeaux saisit un bol, le tint devant Dasein. Le riche arôme du Jaspé l’enveloppa. Il tendit les mains vers le bol mais Burdeaux l’arrêta : « vaudrait mieux que je vous alimente moi-même. Docteur Gil. Vous n’avez pas l’air trop vaillant. »

Dasein resta sagement assis et se laissa donner la becquée. Il sentait son corps recouvrer ses forces. Mauvaise affaire que ce corps, jugea-t-il. Mal taillé sur sa psyché.

Il se prit à s’interroger sur ce qu’ingurgitait ce corps – en dehors du Jaspé qui envahissait tout de sa présence. Des flocons d’avoine, l’informa sa langue. Avec du miel et de la crème Jaspé.

— Vous avez un visiteur qui attend, lui dit Burdeaux une fois qu’il eut terminé.

— Jenny ?

— Non… un certain Docteur Selador.

Selador ! Le nom explosa dans son cerveau. Selador lui avait fait confiance, avait compté sur lui. Selador lui avait envoyé une arme par la poste.

— Vous vous sentez en état de le recevoir ? s’inquiéta Burdeaux.

— Vous… ça ne vous dérange pas si je le vois ?

— Me déranger ? Pourquoi cela me dérangerait-il ?

Burdeaux n’est pas le vous auquel tu penses, se dit Dasein.

Puis surgit en lui une envie d’envoyer au diable Selador. C’était une chose tellement facile : Santaroga l’isolerait de tous les Seladors de l’univers. Il suffirait de le demander à Burdeaux.

— Je vais… euh, le voir. Il regarda autour de lui. « Pourriez-vous m’aider à enfiler une robe de chambre et… y a-t-il une chaise où je puisse… »

— Pourquoi ne pas vous mettre dans un fauteuil roulant, monsieur ? Le Docteur Larry en a fait monter un pour vous. Il ne veut pas que vous fassiez d’effort. Il ne faut pas vous fatiguer, compris ?

— Oui… oui, j’ai compris. Un fauteuil roulant.

Il se retrouva, son corps mal coupé installé dans un fauteuil d’infirme. Burdeaux était sorti chercher Selador, laissant une chaise vide à l’autre bout de la pièce, près de la porte d’entrée.

Dasein était assis face à une porte-fenêtre qui donnait sur une terrasse.

Il sentit qu’on l’avait laissé seul, dans une position dangereusement vulnérable, l’âme mise à nu, recroquevillée de terreur. Une lourde charge pesait sur lui, pensa-t-il. Il se sentait gêné à l’idée de rencontrer Selador, éprouvait une peur d’un genre particulier. Selador savait voir au travers des faux-semblants et des simulacres. On ne pouvait porter de masque devant lui : c’était le psychanalyste des psychanalystes.

Selador va m’humilier, se dit Dasein. Pourquoi ai-je accepté de le voir ? Il va m’aiguillonner et je vais réagir. Et ma réaction lui révèlera tout ce qu’il désire savoir sur moi… et sur mon échec.

Dasein sentit alors que sa santé mentale n’était plus qu’une coquille piquée de rouille, une pitoyable babiole en fer blanc. Selador l’écraserait avec le brutal dynamisme de sa vitalité sans faille.

La porte de l’antichambre s’ouvrit.

Avec une lenteur délibérée, Dasein tourna la tête vers la porte.

Selador était immobile sur le seuil, grand, avec ses traits d’oiseau de proie, sa peau brune d’Indien indompté, revêtu d’un costume de tweed gris-argent, du même gris-argent qui marquait ses tempes. Dasein éprouva soudain la vague sensation d’avoir connu ce visage dans une autre vie, d’avoir vu ce regard aigu comme un scalpel le scruter de sous un turban. Un turban décoré d’un rubis.

Dasein secoua la tête. Folie.

— Gilbert, dit Selador en traversant la pièce. « Au nom du ciel, que vous êtes-vous donc encore fait ? » L’accent précis d’Oxford lui martelait chaque mot à l’oreille. « Ils m’ont dit que vous avez été grièvement brûlé. »

Et c’est parti, se dit Dasein.

— Je… les bras et les mains, s’entendit-il répondre. « Et un peu au visage. »

— Je ne suis arrivé que ce matin. Nous étions fort inquiets sur votre compte, vous savez. Pas un mot de vous depuis des jours.

Il s’arrêta devant Dasein, lui bouchant une partie de la vue sur la terrasse.

— Je dois avouer que vous avez un aspect effrayant, Gilbert. Quoique vous ne sembliez pas avoir de cicatrice sur le visage.

Dasein porta la main à sa joue. C’était la sienne brusquement, plus celle d’un étranger. La peau lui parut douce, neuve.

— Ça sent sacrément le fauve, là-dedans, remarqua Selador. Ça vous dérange si j’ouvre ces portes ?

— Non… non, allez-y.

Dasein se découvrit en train de combattre l’idée que Selador n’était pas Selador. Son élocution, son attitude avaient quelque chose de creux qui détonait avec le Selador de ses souvenirs. Avait-il changé d’une manière ou de l’autre ?

— Magnifique journée ensoleillée, dit Selador. Et si je vous poussais sur cette terrasse prendre un peu l’air ? Ça vous fera du bien.

La panique prit Dasein à la gorge. Cette terrasse – c’était un endroit menaçant. Il essaya de parler, de protester. Ils ne pouvaient pas aller dehors. Aucun mot ne vint.

Selador prit son silence pour un acquiescement et fit rouler le fauteuil de Dasein par la porte-fenêtre. Un léger soubresaut en franchissant la rainure et ils étaient sur la terrasse du solarium.

Le soleil lui chauffa la tête. Une brise presque dénuée de Jaspé lui baigna la peau, lui éclairât les idées. Il dit : « Ne faites… »

— Ne trouvez-vous pas cet air revigorant ? le coupa Selador. Il s’arrêta près d’un court parapet, au bord du toit. « Là. D’ici, vous pourrez admirer le paysage ; et moi j’ai le rebord pour m’asseoir. »

Selador s’assit et posa une main sur le dossier du fauteuil de Dasein. « Je suppose que la chambre doit être munie de micros, dit Selador. Mais je ne pense quand même pas qu’ils aient installé d’écoute à l’extérieur ».

Dasein agrippa les roues de son fauteuil, terrorisé de le voir basculer en avant, le propulsant par-dessus le toit. Il baissa les yeux vers le parc de stationnement pavé, les voitures garées, les pelouses, les parterres, les arbres. Le sens des paroles de Selador lui parvint lentement.

— Une écoute… Il se retourna, croisa dans le regard inquisiteur et sombre une lueur d’amusement.

— À l’évidence, vous n’êtes pas encore entièrement remis. Compréhensible, vous avez traversé une épreuve terrible. C’est indiscutable. Mais je vous ferai sortir d’ici dès que vous serez en état de voyager. Détendez-vous. Vous serez en sécurité dans un hôpital normal à Berkeley avant la fin de la semaine.

Dasein était envahi par des émotions contraires qui se disputaient dans son esprit : Sécurité ! Quel terme rassurant. Partir ? Il ne pouvait pas partir ! Mais il fallait qu’il parte. À l’extérieur ? Dans cet abominable endroit ?

— On vous a drogué, Gilbert ? Vous avez l’air… tellement…

— J’ai… je me sens bien.

— Franchement, votre comportement est des plus bizarre. Vous ne m’avez même pas demandé à quoi avaient abouti les pistes que vous nous aviez indiquées.

— Qu’est-ce que…

— La source de leur approvisionnement en carburant s’est avérée une fausse piste : Rien que de très normal… une fois pris en compte leurs motivations économiques. Un marché au comptant avec un producteur indépendant. Le Ministère de l’Agriculture a délivré sans difficulté son visa à leur fromage et aux autres produits de leur Coopérative. Les Domaines ont toutefois remarqué que personne, hormis les Santarogans, ne peut acquérir de propriété dans la vallée. Il se pourrait qu’ils aient violé une législation antidiscriminatoire avec ce…

— Non, coupa Dasein. Ils… ce n’est pas aussi évident.

— Ah ah ! vous parlez à la manière d’un homme qui a découvert un squelette dans un placard. Alors Gilbert, qu’en est-il ?

Dasein sentit qu’il était tombé dans les griffes d’un vampire du devoir : il lui sucerait le sang. Selador s’en repaîtrait. Il fit un violent signe de dénégation.

— Êtes-vous souffrant, Gilbert ? Est-ce que je vous fatigue ?

— Non. Tant que j’y vais avec lenteur… Docteur, vous devez comprendre, j’ai…

— Avez-vous des notes, Gilbert ? Peut-être que je pourrais lire votre rapport et…

— Non… le feu.

— Oh, oui. Le médecin, ce Piaget, m’a touché un mot de l’incendie de votre camion. Tout a été réduit en cendres, je suppose ?

— Oui.

— Eh bien, dans ce cas, Gilbert, il nous faudra l’apprendre de votre bouche. Voyez-vous une faille par laquelle attaquer ces gens ?

Dasein pensa aux serres – au travail des enfants. Au petit nombre de Santarogans que le Jaspé avait détruit. Il pensa aux conséquences narcotiques de l’usage des produits Jaspé. Tout était là : de quoi détruire Santaroga.

— Il doit exister quelque chose, disait Selador. Vous avez tenu bien plus longtemps que les autres. Apparemment, vous avez eu tout loisir d’explorer la région. Je suis certain que vous avez fait des découvertes.

Tenu bien plus longtemps que les autres… Dasein se répéta cette phrase ; c’était une révélation brutale : Comme s’il y avait participé, il vit les discussions qui avaient conduit à le choisir pour ce projet. « Dasein a des relations dans la vallée – une fille. Ce pourrait être le biais dont nous avons besoin. En tout cas cela nous donne de bonnes raisons d’espérer qu’il tiendra plus longtemps que les autres.

Voilà comment cela s’était sans doute passé. Il le savait. Et la brutalité de cette constatation lui était répugnante.

— Y en a-t-il eu plus de deux ? demanda-t-il.

— Deux ? Deux quoi, Gilbert ?

— Deux autres enquêteurs… avant moi ?

— Je ne vois pas où vous voulez…

— Oui ou non ?

— Ma foi… vous êtes fort perspicace, Gilbert. Oui, il y en a eu plus de deux. Huit ou neuf, me semble-t-il.

— Pourquoi…

— Pourquoi ne pas vous l’avoir dit ? Nous voulions vous rendre prudent, mais il était inutile de vous terrifier.

— Mais vous pensiez qu’ils avaient été tués ici… par des Santarogans ?

— Tout ceci était excessivement mystérieux, Gilbert, nous n’avions aucune certitude. Il scruta Dasein de son regard inquisiteur. « C’est ça, n’est-ce pas ? Des meurtres. Sommes-nous en péril en ce moment même ? Avez-vous toujours l’arme que je… »

— Si c’était aussi simple que cela…

— Au nom du ciel, Gilbert, qu’y a-t-il ? Vous devez avoir découvert quelque chose. J’avais à votre sujet bâti de si hautes espérances.

De hautes espérances. Encore une phrase qui lui ouvrait une porte sur des conversations secrètes. Comment Selador pouvait-il se montrer aussi transparent ? Le manque de profondeur de l’homme choquait Dasein. Où était passé le psychanalyste tout-puissant ? Comment avait-il pu changer de manière aussi radicale ?

— Vous… vous m’avez simplement manipulé, et tout en parlant lui revint l’accusation d’Al Marden. Le policier l’avait bien vu… oui.

— Allons, Gilbert, ce n’est pas une attitude à prendre. Tenez, juste avant que je vienne ici, Meyer Davidson enquêtait à votre sujet. Vous vous souvenez de lui, Davidson, le représentant du holding qui est derrière la chaîne de magasins ? Il vous appréciait beaucoup, Gilbert, et m’a dit qu’il songeait à vous trouver une place dans son équipe.

Dasein considéra Selador avec étonnement. Il ne pouvait pas être sérieux.

— Ce serait pour vous une sacrée montée en grade, Gilbert.

Dasein se retint de rire. Il éprouvait la bizarre sensation d’être coupé de son passé, d’être capable d’étudier une pseudo-personne, une créature hypothétique qui n’était autre que lui-même. L’autre Dasein aurait bondi sur cette offre. Le nouveau Dasein voyait au travers l’estime réelle dans laquelle le tenaient Selador et ses sbires : « Gilbert Dasein, ce type utile mais pas très brillant. »

— Avez-vous fait un tour dans Santaroga ? Il se demanda si Selador avait vu le garage de voitures d’occasion de Clara Scheler ou les réclames dans les vitrines des magasins.

— Ce matin, en attendant l’heure des visites, j’ai fait une petite balade en voiture, répondit Selador.

— Que pensez-vous de l’endroit ?

— Ma candide opinion ? Un village bizarre. Lorsque j’ai demandé mon chemin à l’un des autochtones – leur langage si brusque et… si étrange. Pas du tout comme – bon, ce n’est pas de l’anglais, évidemment, il y a plein d’américanismes, mais…

— Un langage qui ressemble à leur fromage : Riche et pénétrant.

— Pénétrant ! Voilà le mot.

— Une communauté d’individualités, diriez-vous ?

— Peut-être… quoique, avec une certaine uniformité. Dites-moi, Gilbert, tout ceci a-t-il un rapport avec les raisons de votre mission ici ?

— Tout ceci ?

— Ces questions. Je dois dire que vous parlez comme… ma foi, c’est qu’on croirait entendre l’un d’entre eux. Un rire forcé s’échappa de ses lèvres sombres. « Êtes-vous devenu un indigène ? »

Venue de cet homme aux traits sombres d’oriental, formulée avec cet accent d’Oxford, la question semblait à Dasein suprêmement amusante. Selador, lui ! Poser une telle question.

Il se mit à glousser.

Selador se méprit sur sa réaction. « Eh bien, j’ose espérer que non.

— L’humanité devrait être le premier sujet de préoccupation des êtres humains.

Nouveau malentendu.

— Ah, et vous avez étudié les Santarogans avec l’œil du brillant psychologue que vous êtes. Parfait. Eh bien dans ce cas, racontez-le-moi à votre façon.

— Je vois les choses autrement : Pour avoir la liberté, il faut savoir comment l’utiliser. Il existe une réelle possibilité chez certaines personnes de vouloir la liberté au point d’en devenir des esclaves.

— Voilà qui est très philosophique, je n’en doute pas. Mais en quoi cela peut-il aider à rendre justice à nos mandants ?

— Justice ?

— Certainement, la justice. On les a attirés dans cette vallée, on les a trompés. Ils y ont dépensé de vastes sommes d’argent sans en retirer de contrepartie d’aucune sorte. Ce ne sont pas des gens à prendre pareil traitement à la légère.

— Attirés ? Personne ne voulait rien leur vendre, cela j’en suis sûr. Comment ont-ils été attirés ? Et à ce sujet, comment se sont-ils arrangés pour avoir un bail sur…

— Ce n’est pas le problème, Gilbert.

— Justement, si. Comment ont-ils obtenu un bail sur un terrain à Santaroga ?

Selador soupira.

— Fort bien. Puisque vous insistez. Ils ont contraint les Domaines à mettre aux enchères un terrain inutilisé et fait une offre…

— Contre laquelle ils étaient sûrs que personne ne pouvait monter, l’interrompit Dasein. Il ricana. « Avaient-ils prospecté le marché ? »

— Ils avaient une bonne estimation de la population locale.

— Mais de quel genre de population ?

— Que voulez-vous dire, Gilbert ?

— Santaroga ressemble fort à une polis grecque. C’est une communauté d’individus, pas une collectivité. Les Santarogans ne sont pas les esclaves dociles d’une fourmilière. Il s’agit d’une polis, une cité de taille suffisamment réduite pour répondre aux besoins humains. Leur souci premier reste l’être humain. Maintenant, quant à la justice de…

— Gilbert, vous parlez de manière très bizarre…

— Écoutez-moi, docteur, je vous en prie.

— Très bien. Mais j’espère que vous éclaircirez un peu tout ce… ce…

— La justice, continua Dasein…, les mandants que vous mentionnez, et le gouvernement qu’ils contrôlent sont moins intéressés par la justice que par l’ordre public. Leurs idées sont rétrécies par une fréquentation trop longue et trop étroite avec un système figé bâti sur des préjugés établis. Voulez-vous savoir comment les voient les Santarogans, eux et leurs machinations ?

— Laissez-moi vous rappeler, Gilbert, que c’est l’une des raisons de votre mission ici.

Dasein sourit. Il n’y avait pas un soupçon de culpabilité dans le ton accusateur de Selador.

— Une puissance aveugle : voilà l’impression que donne l’extérieur aux Santarogans. Le royaume de la puissance aveugle. Entièrement soumis au pouvoir et à l’argent.

— L’extérieur, nota Selador. Un terme intéressant que vous soulignez de manière fort significative.

— La puissance aveugle signifie un mouvement sans direction. Qui peut s’emballer et se détruire lui-même avec tout ce qui l’entoure. Là-bas, cette civilisation est celle des champs de bataille. Avec sa terminologie spécifique : zones de marché, zones d’influence, cour, élection, sénat, enchères, grève – mais chaque terme recouvre un champ de bataille. Nul ne peut le nier car chacun y emploie tout l’arsenal de la guerre, des déclarations jusqu’aux armes.

— Je crois en tout cas que vous êtes en train de défendre ces forbans.

— Bien sûr que je les défends ! Mes yeux se sont ouverts ici, si vous voulez savoir. J’ai tenu bien plus longtemps, n’est-ce pas ? Vous bâtissiez pour moi de grandes espérances ? Comment diable pouvez-vous être aussi transparent ?

— Écoutez, maintenant, Gilbert ! Selador se leva, le fusillant du regard.

— Vous savez ce qui me sort par les yeux, ce qui me sort vraiment par les yeux ? La justice ! La seule chose qui vous intéresse vraiment c’est de jeter un fichu voile de justice et de légalité sur vos combines ! Vous me donnez…

— Docteur Gil ? »

C’était Burdeaux qui l’appelait depuis le seuil. Dasein fit reculer sa roue gauche, poussa la droite. Le fauteuil tourna. Simultanément, Dasein découvrit Burdeaux devant les portes-fenêtres et sentit que sa chaise heurtait quelque chose. Il tourna la tête vers Selador à temps pour voir une paire de pieds disparaître par-dessus le rebord du toit. Il y eut un long hurlement de terreur qui s’acheva par un bruit d’impact écœurant et mou.

Burdeaux était déjà à ses côtés et se penchait au parapet pour regarder le parc de stationnement en dessous.

— Oh mon dieu, dit-il. Oh, mon dieu, quel terrible accident. »

Dasein leva les mains, les regarda – ses mains. Je n’ai pas assez de force pour avoir fait cela. J’ai été malade. Je n’ai pas assez de force.

La barriere Santaroga
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